Pierre Gagnaire

Photo © Jacques Gavard.
Le Picasso de la cuisine française

Parler, questionner Pierre Gagnaire relevait du pari. MĂȘme son attachĂ© de presse n’en revenait pas qu’il y ait consenti! Car le temps de ce monstre sacrĂ© de la cuisine est prĂ©cieusement partagĂ© entre Courchevel, Londres, Las Vegas, Moscou, DubaĂŻ, Tokyo et SĂ©oul, oĂč il rĂšgne sur des tables aux saveurs de rĂȘve. Instant magique avec Le Picasso de la cuisine française, qui invite les lecteurs de Cuiz’in Ă  deguster une parcelle de son univers.

«La cuisine ne se mesure pas en termes de tradition ou de modernitĂ©. On doit y lire la tendresse du cuisinier.» Une belle promesse de messe Ă©picurienne, dont Pierre Gagnaire est l’un des ordonnateurs les plus prestigieux! La recherche et l’expĂ©rimentation amusent le Chef. Et toutes les voies sont bonnes Ă  ĂȘtre empruntĂ©es, du moment qu’elles conduisent Ă  l’émerveillement sensoriel. GuidĂ© par un instinct sans faille et une connaissance parfaite des techniques culinaires, Gagnaire rĂ©invente pour construire des sensations nouvelles.
A 15 ans, il entre en apprentissage. En fait, la cuisine le choisit plus qu’il ne la choisit. Il connaĂźt le mĂ©tier pour avoir vu son pĂšre le faire avant lui
 Rapidement, le jeune homme acquiert les galons de l’expĂ©rience. La passion lui viendra avec la reconnaissance de ses amis proches. Cuisiner ne se rĂ©sume pas Ă  faire la cuisine ; il s’agit de rĂ©unir et d’accompagner le moment «d’ĂȘtre ensemble.»
La vie du Picasso de la cuisine française est Ă©maillĂ©e de belles rencontres. Avec pour carte de visite le savoir-faire, il a croisĂ© sur sa route les noms les plus prestigieux des arts, des lettres, des sciences et des affaires. En 42 ans de mĂ©tier, la conceptualisation devient fille de la pratique, et le Chef verbalise d’une maniĂšre de plus en plus prĂ©cise ses desseins. Il parvient ainsi Ă  diriger ses Ă©quipes Ă  distance et les recettes composĂ©es par Ă©crit ‒ dans le silence de sa cuisine privĂ©e ‒ peuvent prendre consistance Ă  l’autre bout du monde, Ă  Courchevel, Londres, Las Vegas, Moscou, Hong Kong, SĂ©oul, DubaĂŻ et Tokyo…Transmettre est, aujourd’hui, l’une des prĂ©occupations majeures de cet as de la cuisine. Chacun de ses restaurants est une Ă©cole, mais aussi un dĂ©bouchĂ© d’avenir pour ses Ă©lĂšves les plus talentueux. Cuiz’in l’a interviewĂ©.

Comment en ĂȘtes-vous arrivĂ© Ă  la restauration?
C’était une tradition familiale en France de destiner l’aĂźnĂ© de la famille Ă  reprendre les rĂȘnes de l’entreprise familiale. Dans mon cas, ce fut le restaurant. Je n’ai pas eu le choix.

Comment est rythmé le quotidien de la planÚte Pierre Gagnaire?
Si, comme les autres, je suis contraint de rĂ©gler les problĂšmes liĂ©s Ă  toute entreprise, je suis bien entourĂ© et j’ai mis en place un systĂšme qui me permet d’ĂȘtre concentrĂ© essentiellement sur ce qui est mon point fort, Ă  savoir: la cuisine. Toute mon Ă©nergie est concentrĂ©e Ă  ce niveau.

De plus en plus, la cuisine soigne sa photogénie et flatte les pupilles avec des assiettes construites comme des tableaux. Quel regard portez-vous sur cette évolution?
Je pense avec modestie avoir Ă©tĂ© l’un des pionniers du soin apportĂ© Ă  la prĂ©sentation des plats (parfois peut-ĂȘtre au dĂ©triment du goĂ»t). Ce cĂŽtĂ© esthĂ©tique a Ă©tĂ© au dĂ©but le moteur principal de mon envie de cuisiner. L’évolution est positive, mais il ne faut pas oublier que la cuisine, c’est d’abord le goĂ»t!

Votre cuisine, trĂšs crĂ©ative, utilise entre autres des applications de la gastronomie molĂ©culaire ; le food pairing ou la science de l’appariement d’ingrĂ©dients est dĂ©sormais une composante indissociable de la cuisine molĂ©culaire. Parlez-nous un peu de cette discipline, appelĂ©e la ̏ science des aliments˝, de son objet et pourquoi certains chefs conservent avec elle une certaine distance


Distance que je revendique. J’ai la chance d’avoir HervĂ© This comme ami. Notre relation, vieille d’une quinzaine d’annĂ©es, est essentiellement pour moi l’occasion de rĂ©flĂ©chir diffĂ©remment, et d’avoir ainsi un ÌĂ©clairage˝ non intĂ©grĂ© dans ma structure mentale. MĂȘme si j’ai eu accĂšs trĂšs tĂŽt Ă  des informations trĂšs confidentielles liĂ©es Ă  cette cuisine, j’ai toujours suivi mon instinct crĂ©atif et rien n’a altĂ©rĂ© mon regard et la perception que j’avais de l’acte de cuisiner.

Vous ĂȘtes guidĂ© par votre oreille musicale ; vous vouez une passion pour le jazz
 OĂč puisez-vous l’inspiration dans le choix ou le dĂ©veloppement des thĂšmes, de l’ambiance, d’une sensation?
Chaque chose est Ă  sa place. Un rayon de soleil, une conversation, la lecture d’un livre, surtout, mon propre imaginaire et ma volontĂ© d’avancer font que je continue d’avoir la capacitĂ© Ă  produire quelques nouvelles idĂ©es.

Y a-t-il un souci constant ou une relation affective avec votre clientĂšle?
Ces deux Ă©lĂ©ments sont intimement mĂȘlĂ©s. Le souci est la base de mon professionnalisme et l’affectivitĂ© est la cerise sur le gĂąteau, dont il faut se mĂ©fier et dont il ne faut surtout pas abuser.

Etes-vous d’accord pour dire que la cuisine, ce n’est pas toujours de l’art tout court, mais le produit, l’assaisonnement, la cuisson, et qu’il faut trouver le juste ton?
Totalement. La cuisine peut ĂȘtre trĂšs bonne et surtout trĂšs rĂ©guliĂšre en Ă©tant artisanale. Par essence, l’artiste est quelqu’un d’angoissĂ©, de stressant, et ses grand coups d’éclat peuvent s’accompagner de choses moins bien rĂ©alisĂ©es, parce que plus Ă©motionnelles.

«J’ai besoin de mettre de la poĂ©sie dans les assiettes (…) Un plat est bon lorsqu’il ouvre le champ aux Ă©motions.» Comment Pierre Gagnaire a construit son univers sensoriel et Ă©crit son garde-manger?
En vivant, en travaillant, en restant modeste et curieux, avec l’ambition que le plat de ma vie sera fait demain.

Vos enseignes parsĂšment le monde: SĂ©oul, Tokyo, Courchevel, Paris (restos Gaya et Pierre Gagnaire),Londres (Sketch), Las Vegas (Twist), Moscou (Les Menus), Hong Kong (Pierre), DubaĂŻ (Reflets), vous gĂ©rez le Colette Ă  St-Tropez
 Qu’est-ce qui prime Ă  vos yeux? Est-ce un dĂ©fi d’initier Ă  l’éveil du goĂ»t des populations?
Je n’ai aucune ambition mondialiste et aucun goĂ»t du pouvoir. Le dĂ©fi est de produire une qualitĂ© sincĂšre dans tous ces endroits, avec des gens que j’aime et respecte profondĂ©ment.

SurnommĂ©  ̏Le Picasso de la cuisine française˝, votre Ă©tablissement parisien Ă©ponyme situĂ© rue Balzac est systĂ©matiquement crĂ©ditĂ© de trois macarons Michelin. D’ailleurs, c’est le seul restaurant français Ă  figurer sur la liste des 10 restaurants  ̏qui changent votre vie˝, Ă©tablie en fĂ©vrier 2010 par le magazine amĂ©ricain Food & Wine! Vous avez sacrĂ©ment accompli votre mission, qui est de «donner du bonheur» Ă  ceux qui vous confient leur palais.
C’est au-delĂ  de mes espĂ©rances, qui Ă©taient trĂšs basses… Ma grande surprise a Ă©tĂ© de dĂ©couvrir la force de la nourriture sur le moral des gens et ce petit talent que j’ai pu dĂ©velopper, moi qui ne suis ni un manuel ni un intellectuel.

Que voudriez-vous transmettre? Qu’est-ce qui vous passionne?
J’aimerais transmettre mes erreurs pour les Ă©viter, le sens du dĂ©tail, ce qu’est un plat rĂ©ussi, l’attention Ă  l’autre, Ă  ce qu’il recherche Ă  travers un repas… Mais ce qui me passionne, ce sont les rapports avec les gens.

Potage Zezette
Pour 4 personnes
l Préparation 15 mn + Infusion 1 h
– 25 cl de vin blanc sec

– 1 kg de champignons blancs de Paris finement Ă©mincĂ©s
– 1 litre d’eau de source
– 10 cl de vin blanc doux
– 250 g de purĂ©e de noix de coco
– 1 c. Ă  s. de sauce soja
– 1 c. Ă  s. de moutarde
– 100 g de beurre
– 30 g d’herbes aromatiques fraĂźches (persil, cerfeuil, ciboulette, aneth)
– 4 tranches de pain grillĂ©
– Poivre

1. Portez Ă  Ă©bullition le vin blanc sec. Baissez le feu et ajoutez les champignons Ă©mincĂ©s en remuant lentement, puis incorporez l’eau, le vin blanc doux, la purĂ©e de noix de coco et la sauce soja.
2.
Une fois que le mélange se met à bouillir, retirez-le du feu. Couvrez et laissez infuser 1 h de temps.
3.
Versez la préparation dans un robot électrique avec le beurre et les herbes aromatiques. Mixez trÚs bien. Servez le potage chaud.

PrĂ©sentez le potage avec les tranches de pain grillĂ©s Ă  la moutarde.˝        

Turbot poché dans un beurre parfumé aux agrumes et poivre maniguette
Pour 4 personnes
l Préparation NC

– Turbots sur arĂȘte et simplement parĂ©s (comptez 280 g par personne)
– Beurre clarifiĂ©
– Thym citron
– Maniguette
– Laurier
– Ecorce d’agrumes
– Vin blanc Chardonnay
– Jus d’orange
– Vermouth Noilly
– Balsamique blanc
– Sel
– Poivre
– Raves
– Lait lĂ©gĂšrement salĂ©
– Raifort
– Poudre de moutarde
– Agadar
– FĂ©cule
– Betterave rouge
– Sirop d’érable
– Ecorces de pamplemousse

1. DĂ©posez les poissons dans un beurre clarifiĂ© agrĂ©mentĂ© de thym citron, de maniguette, de laurier et d’écorces d’agrumes. ComplĂštement immergĂ©s dans le beurre clarifiĂ©, ils vont cuire doucement Ă  environ 60°C de tempĂ©rature.
2.
Levez les filets de turbot et rĂ©servez-les dans un peu de beurre de cuisson. Faites rĂŽtir les arĂȘtes concassĂ©es en utilisant le beurre restant. Filtrez ce beurre.
3.
DĂ©glacez le rĂ©cipient des arĂȘtes avec du vin blanc Chardonnay, du jus d’orange, du vermouth Noilly et du balsamique blanc. Laissez cuire quelques minutes en grattant bien le fond de la casserole, pour rĂ©cupĂ©rer les sucs.
4.
DĂ©posez ce jus dans un rĂ©cipient en mĂ©tal posĂ© sur de la glace pilĂ©e. Incorporez doucement, au fouet, le beurre de cuisson encore chaud des arĂȘtes. VĂ©rifiez le goĂ»t en sel, poivre et l’aciditĂ©. Vous allez obtenir ainsi une masse qui ressemble Ă  de la chantilly!
5.
Préparez le velouté de raves au raifort. Coupez les raves en petits cubes et faites cuire dans un lait légÚrement salé, agrémenté de raifort et de poudre de moutarde.
6.
Mixez, passez au tamis, puis remettez Ă  chauffer. Ajoutez un peu d’Agar et de fĂ©cule pour obtenir une crĂšme que vous verserez en cadre et dĂ©taillerez Ă  froid en longs bĂątonnets.
7.
DĂ©taillez des petits dĂ©s de betterave rouge crue. Laissez cuire doucement avec de l’eau minĂ©rale, du sirop d’érable et quelques Ă©corces de pamplemousse. Vous obtiendrez un sirop onctueux, brillant et sirupeux. Passez au chinois.
8.
Pour le dressage,commencez par le turbot (qui aura été remis quelques minutes au four), accompagné de bùtonnets de crÚme de rave.Devant les convives, déposez le mélange de beurre sur le poisson et le sirop de betterave rouge sur la rave.

3) Levez les filets de turbot qu’on rĂ©serve dans un peu de beurre de cuisson.
Faites rĂŽtir avec soin les arĂȘtes concassĂ©es en utilisant le beurre restant.
Attention ce beurre va roussir mais ne doit surtout pas brûler.

̏Faites rĂŽtir avec soin les arĂȘtes concassĂ©es en utilisant le beurre restant. Attention: ce beurre doit roussir, mais surtout pas brĂ»ler!˝

Photo © Jacques Gavard.