FEMMES AUX COMMANDES

Anne-Sophie Pic
La seule femme trois Ă©toiles Michelin de France

Comme son grand-pĂšre avant elle en 1934, et par la suite son pĂšre en 1973, Anne-Sophie maintient la tradition familiale des trois Ă©toiles Michelin. A la tĂȘte de la Maison Ă©ponyme Ă  Valence, dans le Sud-Est français, Anne-Sophie est la quatriĂšme femme Ă  obtenir la triple distinction aprĂšs EugĂ©nie Brazier et Marie Bourgeois en 1933, puis Marguerite Bise en 1951. DĂ©sormais, l’atout est la Dame de Pic.

Le Guide Michelin consacre en 2007 Anne-Sophie Pic, qui devient la seule femme trois Ă©toiles de France. A 37 ans, la brillante toque, issue d’une famille de cuisiniers Ă©toilĂ©s, a rĂ©ussi à atteindre le firmament. Autodidacte venue pourtant tardivement Ă  la cuisine, elle a dĂ©crochĂ© la troisiĂšme Ă©toile que le restaurant familial Pic avait perdue aprĂšs la mort de son pĂšre, Jacques, en 1992. A cette rĂ©compense, que nombreux et nombreuses briguent, viendront s’ajouter de bien beaux sacres: elle est Ă©lue Femme en Or dans la catĂ©gorie Art en 2008, reçoit les insignes de Chevalier de l’ordre national du MĂ©rite des mains de Nicolas Sarkozy, prĂ©side la 12e Ă©dition du Festival MontrĂ©al en lumiĂšre, au Canada

Mais c’est Valence (dans le DrĂŽme), sa terre natale, qui l’inspire et la rassure pour inventer les accords de sa cuisine. C’est lĂ  qu’elle plante graines et pousses avec le maraĂźcher qui l’accompagne depuis longtemps, goĂ»te, tente, rĂȘve, invente
 C’est lĂ  aussi qu’elle teste ses idĂ©es et met au point les plats de la table gastronomique de Valence, du bistrot Le 7, du restaurant du Beau-Rivage Palace Ă  Lausanne, et enfin de La Dame de Pic, Ă  Paris, son dernier-nĂ©, ouvert en 2012 au 20 rue du Louvre. Il sert, comme la grande dame le dit, «L’esprit de ma cuisine, mais simplifiĂ©e. Juste Ă  cĂŽtĂ© de Duluc, vous savez, l’agence de dĂ©tectives qu’on voit dans Minuit Ă  Paris, de Woody Allen » Aujourd’hui, entourĂ©e d’une Ă©quipe qui lui ressemble: «Mon pĂšre ne sortait jamais de sa cuisine. Le fait de ne pas ĂȘtre prĂ©sente au quotidien m’a traumatisĂ©e pendant longtemps. Mais j’ai appris Ă  Ă©voluer sans me renier. RĂ©flĂ©chi Ă  la notion d’équipe», Anne-Sophie la cuisiniĂšre  ̶  puisque c’est le titre qu’elle revendique  ̶  raconte une histoire, son histoire, en gastronomie. Et pour que l’ensemble soit en symbiose, elle a mĂȘme imaginĂ© un service de table qui fera date, LUNES. Dialogue entres les saveurs et nos sens.

Le parcours d’un chef trois Ă©toiles Michelin?
AprĂšs mon bac, j’ai dĂ©cidĂ© d’intĂ©grer une Ă©cole de commerce, qui m’a permis de dĂ©couvrir le monde et l’entreprise. J’ai voyagĂ© de Paris aux USA, passant par le Japon. En 1991, de retour Ă  Valence, j’ai dĂ©clarĂ© Ă  mon pĂšre que je souhaitais suivre sa voie. Je l’ai rejoint en cuisine dans l’idĂ©e d’intĂ©grer une Ă©cole hĂŽteliĂšre, mais son soudain dĂ©cĂšs a bouleversĂ© mes projets. Je me suis tournĂ©e d’abord vers l’administration de la Maison Pic, puis David Sinapian, mon mari, m’a encouragĂ©e Ă  passer aux fourneaux. En 1997, avec l’appui de ma mĂšre Suzanne, j’ai rĂ©ellement commencĂ© mon apprentissage. 2 ans aprĂšs, j’ai pris les commandes des cuisines et mon Ă©poux la direction de l’établissement. La Maison a retrouvĂ© son aura
 et la 3e Ă©toile, en 2007. Les projets se sont enchaĂźnĂ©s ensuite: l’école de cuisine Scook, le resto Anne-Sophie Pic au Beau-Rivage Palace Ă  Lausanne, l’épicerie fine Anne-Sophie Pic Gourmet


Avez-vous senti une barriĂšre en tant que femme dans le monde de haute cuisine?
Il est vrai qu’aujourd’hui encore le monde de la gastronomie est trĂšs masculin. A mes dĂ©buts, je sortais d’une Ă©cole de commerce parisienne: j’ai dĂ» apprendre Ă  m’imposer. Ma volontĂ© et ma soif d’apprendre m’ont permis de me faire accepter. Je ne suis pas une fĂ©ministe militante, mais je trouve que la mixitĂ© en cuisine est nĂ©cessaire. De plus en plus de femmes reprennent le chemin des fourneaux, pour une belle cuisine de cƓur, et j’espĂšre que ce retour prendra encore plus d’ampleur Ă  l’avenir. 

Comment expliquez-vous qu’il y ait peu de femmes-chefs Ă  travers le monde? Je ne pense pas que ce soit le genre qui dĂ©finisse totalement une cuisine. Pour moi, c’est plutĂŽt une question de sensibilitĂ© face au produit. Les hommes et les femmes sont complĂ©mentaires.

En 3 mots, définissez votre cuisine

Respectueuse, savoureuse et simple. Ce qui n’empĂȘche pas la recherche de perfection. Mon caractĂšre doux (voire timide) mais volontaire se retrouve dans ma cuisine, dans l’envie profonde de faire plaisir, de transmettre les Ă©motions qui me traversent.

Votre source d’inspiration?
Mes sources d’inspiration, car elles peuvent ĂȘtre multiples! Il y a d’abord les goĂ»ts que je garde en mĂ©moire de la cuisine de mon pĂšre et de mon grand-pĂšre, qui m’ont fortement influencĂ©e. Ensuite, il y a les produits: au fil des rencontres avec les producteurs et maraĂźchers, je dĂ©couvre de nouveaux produits auxquels j’ai envie de m’essayer. Enfin, il y a surtout l’intuition culinaire, qui se cultive.

Le design se retrouve autant dans les assiettes que dans la salle de resto. Quelle est votre définition du design?
Le design est un moyen de sublimer les plats. Que ce soit le cadre de mon restaurant ou le visuel de mes assiettes: il y a une volontĂ© de mettre en valeur les mets. Lorsque je crĂ©e un plat, je fais en sorte que les arĂŽmes et les textures s’entremĂȘlent, mais ne fusionnent pas. Chaque ingrĂ©dient doit se rĂ©vĂ©ler, et c’est en quelque sorte le dressage, et donc le design, qui me permet d’aboutir Ă  ce rĂ©sultat.

L’élaboration d’une nouvelle recette est un acte solitaire ou un travail commun avec votre Ă©quipe?
Lorsque je pense Ă  un nouveau plat, je l’esquisse, pose mes idĂ©es sur papier. J’imagine Ă  quoi il ressemblerait et au goĂ»t qu’il devrait avoir. Je le visualise d’une certaine maniĂšre dans mon esprit. Mais la crĂ©ation d’un plat n’est jamais totalement solitaire. C’est un enchaĂźnement de rencontres, de dĂ©couvertes de produits et de tests avec mes proches collaborateurs, pour trouver l’accord parfait.

AprĂšs tant d’annĂ©es passĂ©es en cuisine, vous trouvez encore du plaisir Ă  dĂ©guster tous les mets?
Bien sĂ»r. Le jour oĂč je ne prendrai plus de plaisir, je pense que j’arrĂȘterai! C’est un rĂ©el bonheur de voir naĂźtre un nouveau plat et d’essayer de le magnifier Ă  travers des amĂ©liorations effectuĂ©es d’une annĂ©e Ă  l’autre.

Qu’est-ce qu’une table trois Ă©toiles au Guide Michelin?
Une table unique.

Que pensez-vous de la cuisine sucrée-salée?
De la cuisine sucrĂ©e-salĂ©e en tant que telle, ni bien ni mal. C’est l’accord qui rend un plat intĂ©ressant, un accord de plusieurs notes, un jeu de textures. Comme en musique: l’harmonie.

Vous avez crĂ©Ă© en 2008 l’Ecole atelier de cuisine Scook. Quelle est sa vocation?
J’ai souhaitĂ© partager mon expĂ©rience avec les amateurs de cuisine, mais aussi transmettre mes Ă©motions culinaires. C’est un moyen pour moi de me rapprocher et m’enrichir au contact de personnes ayant la mĂȘme passion que moi, de les remercier de leur soutien. C’est le mĂȘme sentiment lorsque, en fin de service, je fais le tour des tables pour aller Ă  la rencontre des clients ou quand je communique avec ceux qui me suivent sur les rĂ©seaux sociaux.

Vos plats fétiches et signatures?
Ils changent selon les annĂ©es et les saisons. Il y a quelque temps, c’était le homard aux fruits rouges, puis en 2011 la betterave plurielle, et en 2012 la carotte et fleur d’oranger
 Je suis toujours en mouvement, curieuse. AventuriĂšre, finalement. Et parce que je garde les produits quelques mois Ă  ma carte, ils deviennent la signature d’un moment.

Aujourd’hui, vous aimez?
Jouer avec les arĂŽmes, agrĂ©menter les plats de condiments ou d’ingrĂ©dients plus lointains, comme par exemple je le fais avec, en entrĂ©e, les poireaux jaunes du Poitou et le caviar d’Aquitaine, que j’associe aux anchois de MĂ©diterranĂ©e marinĂ©s dans un bouillon au thĂ© vert Matcha.

Si l’on vous invite à düner, quel plat vous ferait plaisir?
Celui que vous aimez et auquel vous ĂȘtes attachĂ©, mais en toute simplicitĂ©!

Vous vous souvenez de vos premiers Ă©mois culinaires?
Enfant, la sortie de l’école avait un parfum particulier. Je me laissais rĂ©guliĂšrement tenter par les subtils choux Ă  la crĂšme que m’offrait le pĂątissier. Je ne rĂ©sistais pas non plus aux Ă©crevisses qui mijotaient dans les grandes marmites en cuivre!

Au palmarĂšs de vos rĂ©compenses, le prix de la Meilleure femme chef du monde en 2011, remportĂ© depuis par l’Espagnole Elena Arzak (du resto Arzak) 

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, toutes ces distinctions me poussent Ă  maintenir chaque jour un trĂšs haut niveau d’exigence de moi-mĂȘme et de mes Ă©quipes. Mais ce qui m’intĂ©resse avant tout, c’est le plaisir que je ressens Ă  travers le goĂ»t et l’Ă©motion vĂ©hiculĂ©e Ă  mes clients.

Que vous a apporté la célébrité?
Le mĂ©tier de chef est certes trĂšs mĂ©diatisĂ©, mais je ne me considĂšre pas pour autant comme une cĂ©lĂ©britĂ©. Pour avoir par le passĂ© connu des moments de travail intenses, de doute aussi, je sais que rien n’est acquis et j’ai donc un regard trĂšs humble sur mon mĂ©tier et mon travail. Si le doute aujourd’hui est moins fort qu’à mes dĂ©buts, il continue de me faire avancer.